En décembre 2019, je déposais au Parlement bruxellois une proposition d'ordonnance visant à rendre illégale sur le territoire de la Région la vente de foie gras issu du gavage. En plus d'être évidente pour autant qu'on accorde un minimum de respect aux animaux, la mesure serait également logique puisqu'elle s'inscrirait dans la continuité de l'interdiction (symbolique) de la pratique du gavage à Bruxelles, qui est en vigueur depuis 2017.
Si le bien-être des animaux est bien une compétence de la Région bruxelloise, c'est cependant moins évident pour ce qui concerne le commerce et ses restrictions – une matière dont l'État fédéral a la charge. Avant de prendre ma proposition d'ordonnance en considération, le Parlement bruxellois a donc voulu solliciter un avis du Conseil d'État. La question est : la Région bruxelloise a-t-elle légalement la possibilité de restreindre la vente de foie gras ? Fin août 2020, j'ai reçu une longue liste de questions de la part du Conseil d'État, qui me propose de justifier ma démarche en fournissant des arguments soutenant ma proposition, qui seront examinés en vue de la publication de son avis. Mes principaux arguments sont repris ci-dessous.
Parmi ceux-ci, il y a la théorie des « compétences implicites ». Selon ce mécanisme, il est justifié qu'une Région prenne une mesure qui déborde sur les compétences du fédéral (le commerce) dans la mesure où cette mesure est nécessaire à l'exercice d'une de ses compétences (le bien-être animal). C'est donc pleinement le cas ici !
Lentement, notre société commence enfin à ouvrir les yeux sur le traitement inhumain que nous infligeons aux animaux. Cette évolution se fait (très) timidement sentir en politique aussi : en 2019, la Région bruxelloise a désigné un ministre pleinement en charge du bien-être animal. Il serait absurde que cette compétence soit paralysée par des considérations juridiquement rigoristes.
Lisez mes arguments ci-dessous.
Raisons pour lesquelles la Région bruxelloise est compétente pour restreindre la vente de foie gras
1) En ce qui concerne la législation pertinente en matière de gavage (des extraits sont choisis pour certains textes de loi ci-après).
Directive européenne du 20 juillet 1998 concernant la protection des animaux dans les élevages :
les animaux reçoivent une alimentation saine, adaptée à leur âge et à leur espèce, et qui leur est fournie en quantité suffisante pour les maintenir en bonne santé et pour satisfaire leurs besoins nutritionnels. Aucun animal n’est alimenté ou abreuvé de telle sorte qu’il en résulte des souffrances ou des dommages inutiles
Loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux :
Art. 36
Sans préjudice de l'application éventuelle des peines plus sévères par le Code pénal, est puni d'une amende de 52 euros à 2 000 euros celui qui :
10° nourrit ou abreuve de force un animal, sauf pour des raisons médicales ou pour des expériences réalisées suivant le chapitre VIII ou dans des élevages spécialisés déterminés par le Roi et aux conditions qu'il fixe.
Arrêté royal du 24 avril 1994 portant exécution de l'article 36, 10°, de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux (abrogé en Région bruxelloise)
Arrêté royal du 1er mars 2000 concernant la protection des animaux dans les élevages :
Art. 8. Nourriture, eau et autres substances
a) Les animaux reçoivent une alimentation saine, adaptée à leur âge et à leur espèce, et qui leur est fournie en quantité suffisante pour les maintenir en bonne santé et pour satisfaire leurs besoins nutritionnels. Aucun animal n'est alimenté ou abreuvé de telle sorte qu'il en résulte des souffrances ou des dommages inutiles et sa nourriture ou sa ration de liquide ne doit contenir aucune substance susceptible de lui causer des souffrances ou des dommages inutiles.
Recommandations adoptées en 1999 par le Comité Permanent de la Convention Européenne pour la protection des animaux dans les élevages, émanant du Conseil de l'Europe (concernant les canards et les oies utilisés pour la production de foie gras). Plus particulièrement, Recommandation concernant les canards de Barbarie et les hybrides de canards de Barbarie et de canards domestiques :
Article 16
2. les méthodes d'alimentation et les additifs alimentaires qui sont source de lésions, d'angoisse ou de maladie pour les canards ou qui peuvent aboutir au développement de conditions physiques ou physiologiques portant atteinte à leur santé et au bien-être ne doivent pas être autorisés.
Article 24
1. Les pays autorisant la production de foie gras doivent encourager les études portant sur les aspects de bien-être et la recherche de méthodes alternatives n'impliquant pas la prise forcée d'aliments.
2. Jusqu'à l'obtention de nouveaux résultats scientifiques sur les méthodes alternatives et leurs aspects de bien-être, la production de foie gras ne doit être pratiquée que là où elle existe actuellement, et ce uniquement suivant les normes prévues dans la législation nationale.
Dans tous les cas, les autorités compétentes doivent surveiller ce type de production afin d'assurer le respect des dispositions de la Recommandation.
3. Le Comité permanent doit être annuellement informé des résultats obtenus et des mesures prises pour améliorer les procédures d'hébergement et de conduite d'élevage, et le contrôle de la production.
Article 25
Cette Recommandation doit être réexaminée dans les 5 ans qui suivent son entrée en vigueur, et, le cas échéant, amendée en fonction de toute nouvelle connaissance scientifique disponible, en particulier concernant la mise à disposition d'eau, les densités de peuplement et les moyens de réduire le besoin de recourir aux mutilations.
En région bruxelloise : Ordonnance du 27 juillet 2017 modifiant la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux en ce qui concerne l'interdiction de gavage des animaux
2) En ce qui concerne la compétence matérielle et la compétence territoriale de la Région de Bruxelles-Capitale.
La Loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 prévoit ceci en son article 6, point V :
« L'autorité fédérale est toutefois compétente pour : 2° les normes et leur contrôle relatifs à la santé des animaux, ainsi qu'à la qualité des produits d'origine animale en vue d'assurer la sécurité de la chaîne alimentaire. »
L’exposé au Sénat relatif à la Proposition de loi spéciale relative à la sixième réforme de l'État (no 5-2232/1) exposait une analyse similaire :
« La notion de “bien-être des animaux” est très large et concerne les matières réglées par ou en vertu de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux. »
« L'autorité fédérale restera compétente pour les normes relatives à la santé des animaux et leur contrôle, ainsi que pour la qualité des produits d'origine animale en vue d'assurer la sécurité de la chaîne alimentaire. »
Or, la mesure proposée visant à fixer des conditions de commercialisation du foie gras n'est pas motivée par des motifs de santé des animaux ni de sécurité de la chaîne alimentaire, mais bien par le bien-être des animaux, qui est une compétence des Régions en vertu de cette même loi spéciale.
Pour ce qui concerne la compétence territoriale, il existe des précédents qui vont dans le sens du bien-être animal : pour les animaux de compagnie, le Code wallon du Bien-être animal fixe, aux articles D.42, D.43, D.44, D.45, D.46 et D.47, une série de conditions qui restreignent leur commerce, dont certaines visent aussi à améliorer le bien-être animal sur des territoires autres que la Région wallonne. Une interdiction du foie gras issu du gavage serait une mesure comparable. Notons également qu’il ne s'agit pas d'une interdiction visant un produit en tant que tel ; c'est une méthode de production qui est concernée. Le bien-être animal étant une compétence à part entière de la Région de Bruxelles-Capitale, il y a donc lieu de considérer que celle-ci peut modifier la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, afin de fixer des conditions de commercialisation du foie gras qui est vendu dans les établissements actifs sur son territoire.
Par ailleurs, de la même manière que la compétence régionale de l’environnement justifie de réduire l’impact environnemental indirect de la Région, on peut considérer que la compétence régionale du bien-être animal permet d’empêcher une atteinte indirecte au bien-être des animaux (ceux-ci pouvant donc se situer ailleurs que sur le territoire de la Région).
La matière visée par la proposition touche donc à la fois au droit commercial (compétence fédérale) et au bien-être des animaux (compétence régionale). En l’absence de hiérarchie des compétences , le législateur considère l'État fédéral, les Communautés et les Régions comme des niveaux de compétence équivalents (équipollence des normes ; voir : La Répartition des compétences, Chambre des représentants, 2014). Par le mécanisme des compétences implicites, on peut considérer qu’il est justifié pour la Région bruxelloise de porter des dispositions de droit touchant au commerce dans le but d’augmenter le bien-être des animaux. C’est ce que prévoit en effet l’article 10 de la Loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles :
« Les décrets peuvent porter des dispositions de droit relatives à des matières pour lesquelles les Parlements ne sont pas compétents, dans la mesure où ces dispositions sont nécessaires à l'exercice de leur compétence. »
L’objectif recherché par la proposition, c’est à dire ne plus permettre la vente de foie gras issu de la pratique du gavage, constitue un exercice de la compétence régionale du bien-être animal, et ne peut être atteint autrement que par une intervention en matière commerciale. Ce recours aux compétences implicites permet de ne pas priver partiellement les différentes entités de leurs compétences propres.
Le gavage est déjà interdit sur le territoire bruxellois, ce qui marque le fait que la pratique n’est pas socialement acceptée dans la Région. Mais en pratique, tant que des conditions de commercialisation du foie gras ne sont pas fixées, l'interdiction du gavage n'a pas de réel impact sur le bien-être animal (la pratique n'avait pas cours sur le territoire régional). La proposition d'interdiction de la commercialisation du foie gras issu de la pratique du gavage est nécessaire pour des considérations de bien-être animal dans la mesure où la Région estime inacceptable la souffrance des canards et des oies soumis au gavage. Il s'agit donc d'une mesure spécifique à l'objectif recherché et inscrite dans un contexte législatif particulier.
3. En ce qui concerne la question de la proportionnalité, de la libre circulation des biens et de la liberté de commerce et d'industrie.
Comme détaillé dans notre réponse à la deuxième question ainsi que dans les développements de la proposition d’ordonnance, la pratique du gavage pour la production de foie gras constitue une incongruité législative dans l’UE et en Belgique.
Premièrement, l’alimentation forcée des animaux est, de facto, une pratique interdite en vertu de la Directive européenne du 20 juillet 1998 et de la Loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, à l’exception des exploitations spécialisées, à titre dérogatoire.
La base légale européenne justifiant cette situation peut être trouvée dans les Recommandations adoptées en 1999 par le Comité Permanent de la Convention Européenne pour la protection des animaux dans les élevages, émanant du Conseil de l'Europe, qui constituent des dérogations temporaires à l'interdiction du gavage pour les pays qui étaient producteurs de foie gras ce moment. Or, les États producteurs étaient censés fournir des rapports annuels, informant de la mise en oeuvre de ces Recommandations, et il était également prévu d'en réexaminer le contenu dans les cinq années suivant leur entrée en vigueur. Mais un réexamen fut impossible en raison de la fin des activités du Comité Permanent, et aucun rapport ne fut jamais reçu. La continuité de la pratique du gavage dans ces conditions pose donc question.
Ces Recommandations prévoient également que « jusqu'à l'obtention de nouveaux résultats scientifiques sur les méthodes alternatives et leurs aspects de bien-être, la production de foie gras ne doit être pratiquée que là où elle existe actuellement, et ce uniquement suivant les normes prévues dans la législation nationale. » Mis à part les cinq pays qui sont actuellement producteurs de foie gras (France, Belgique, Espagne, Hongrie, Bulgarie), le gavage est donc une pratique illégale dans l’ensemble des États de l’UE. En outre, un certain nombre d’États, dont la Région bruxelloise, ont adopté une législation qui interdit explicitement cette pratique.
Dans un avis du 16 novembre 2018 sur un avant-projet de décret de la Région flamande concernant l'introduction d'une interdiction d'élevage d'animaux à fourrure et d'élevage d'animaux pour la production de foie gras par gavage, le Conseil d’État a indiqué ceci (traduction personnelle) :
« Comme indiqué dans l'exposé des motifs, diverses études scientifiques montrent que le gavage est incompatible avec le bien-être des animaux. Le Conseil flamand du bien-être des animaux recommande également de ne plus autoriser le gavage pour la production de foie gras.
L'opinion publique remet de plus en plus en question la production de foie gras par gavage, tant pour des raisons de bien-être animal que d'un point de vue éthique. Notre société n'accepte plus que le bien-être des animaux soit compromis pour la fabrication d'un produit de luxe.
Étant donné que le gavage entraîne intrinsèquement une atteinte au bien-être des animaux, il n'existe pas de mesure moins restrictive pour atteindre l'objectif visé. »
Compte tenu des éléments cités ci-avant, on peut estimer qu’il n’est pas souhaitable de commercialiser un produit qui soit le résultat d’une pratique dont la légalité et le caractère moral posent question sur l’ensemble du territoire de l’UE. C’est le cas à plus forte raison en Région bruxelloise, où le gavage est explicitement interdit. Compétente en matière de bien-être des animaux, la Région bruxelloise peut résoudre cette incohérence en fixant des conditions de commercialisation au foie gras, afin ne plus permettre sa vente lorsqu’il a été produit par gavage.
Comme vu ci-avant, certaines dispositions des Recommandations du Comité Permanent n’ont pas été respectées. Il n’existe pas de rapports fournis par les États producteurs de foie gras informant de l’état de leurs recherches scientifiques concernant les méthodes alternatives. Dans ce contexte, puisqu’elle vise à ne plus permettre la vente de foie gras lorsque celui-ci est le résultat du gavage, la proposition constitue une mesure proportionnelle et conforme à l’esprit de la législation régionale et européenne. Elle peut être considérée comme un incitant pour les (États et régions) producteurs à rechercher des alternatives.
Enfin, il existe des précédents à une restriction commerciale à la libre circulation des biens en lien avec le bien-être des animaux. C’est le cas de la Loi du 26 janvier 2007 relative à l'interdiction de la production commerciale et du commerce des fourrures de chiens et de chats et des produits dérivés, ainsi que de la Loi du 16 mars 2007 relative à l'interdiction de fabriquer et de commercialiser des produits dérivés de phoques (cette dernière a été abrogée suite à l’adoption du Règlement (CE) nr. 1007/2009 du Parlement européen et du Conseil sur le commerce des produits dérivés du phoque, qui prévoit des mesures allant dans le même sens). Pour ce qui concerne les restrictions à la vente de produits dérivés du phoque dans l’UE, l’Organisation Mondiale du Commerce s’est prononcée suite à une procédure de règlement des différends (entamée par le Canada et la Norvège). Elle y reconnaît de façon claire le bien-fondé de la mesure. Dans son rapport (adopté le 18 juin 2014), elle indique que le bien-être animal constitue une question de moralité publique légitime, qui justifie des mesures restrictives. La proposition concernant le foie gras est comparable aux dispositions de ces textes de loi.
4. En ce qui concerne le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.
Le TFUE prévoit ceci :
Article 34 (ex-article 28 TCE)
Les restrictions quantitatives à l'importation ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres.
Article 35 (ex-article 29 TCE)
Les restrictions quantitatives à l'exportation, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres.
Article 36 (ex-article 30 TCE)
Les dispositions des articles 34 et 35 ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation, d'exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d'ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale. Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres.
Compte tenu de la souffrance animale attestée que provoque le gavage, des réprobations que suscite cette pratique au sein l’opinion publique et, plus largement, de l’attention grandissante que la société accorde au bien-être des animaux, il peut être établi que la proposition est compatible avec le TFUE dans le sens où elle vise une restriction justifiée par des raisons de moralité publique.
5. En ce qui concerne la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, adoptée à Strasbourg le 10 mars 1976.
On peut considérer que la proposition d’ordonnance constitue une mesure plus stricte que ce que prévoit la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages, dans la mesure où celle-ci ne mentionne pas de conditions à la commercialisation de produits. On peut cependant établir que la proposition visant à fixer des conditions de commercialisation du foie gras est compatible avec cette Convention, compte tenu de l’objectif général de celle-ci. Plus spécifiquement, malgré le fait que la Convention ne prévoit pas de disposition sur la primauté de règles étatiques (ou régionales) plus strictes, on peut également établir que la disposition est conforme aux articles correspondants à l’alimentation des animaux (3 et 6) :
Article 3
Tout animal doit bénéficier d'un logement, d'une alimentation et des soins qui – compte tenu de son espèce, de son degré de développement, d'adaptation et de domestication – sont appropriés à ses besoins physiologiques et éthologiques, conformément à l'expérience acquise et aux connaissances scientifiques.
Article 6
Aucun animal ne doit être alimenté de telle sorte qu'il en résulte des souffrances ou des dommages inutiles et son alimentation ne doit pas contenir de substances qui puissent lui causer des souffrances ou des dommages inutiles.
Cette conclusion est appuyée par les Recommandations adoptées en 1999 par le Comité Permanent de la Convention Européenne pour la protection des animaux dans les élevages, émanant du Conseil de l'Europe (concernant les canards et les oies utilisés pour la production de foie gras), qui ont déjà été abordées ci-avant, et notamment par le 8ème point du préambule de la Recommandation concernant les canards de barbarie (cairina moschata) et les hybrides de canards de barbarie et de canards domestiques (anas platyrhynchos), qui se dit :
« Conscient des problèmes de bien-être liés à certaines pratiques dans la production de foie gras, qui ne répondent pas aux exigences de la Convention, et soucieux d'encourager les recherches sur les aspects de bien-être et les méthodes alternatives en vue d'assurer un examen approfondi de cette question; en attendant, préoccupé par la nécessité de résoudre les problèmes de bien-être en modifiant ces pratiques »
Photo : L214